(AEKIR BAR) the night we met, 2017.

Après une longue expédition dans les mers du nord, il a besoin de décompresser. Il retrouve la terre ferme qu’il a quitté depuis quelques semaines. Le pont du bateau lui manque déjà, mais un verre est nécessaire. Il se décrit peut-être comme un pirate, mais l’alcool est proscrit à bord de son navire. Il ne veut pas avoir à gérer des personnes qui ne sauraient pas se tenir avec trop de ce liquide dans le sang. En dehors, les membres de son équipage sont libres de faire ce qu’ils veulent. Même s’il a tendance à avoir un œil bienveillant sur eux. Ce soir, il rejoint le aekir bar qui se trouve en plein cœur de la ville. Il se laisse submerger par l’ambiance du lieu, ses iris balaient la pièce et il remarque que de nombreuses personnes sont venus faire la fête. Il n’est pas là pour se fondre dans la masse ou rejoindre l’euphorie générale. Il n’a pas envie de raconter sa vie à des inconnus, enfin, il n’a surtout pas envie d’écouter les conflits intérieurs d’âmes errantes. Il préfère rester seul, pour se remémorer les derniers jours qu’il a passé dans les tréfonds marins qui ne cessent de l’attirer. Il se commande un whisky au bar avant de s’asseoir au fond de la salle.

Il observe ce qu’il se passe autour de lui, laissant le goût de sa boisson pénétrer dans son œsophage et ses effets l’envahir. Une jolie femme ne devant pas dépasser la vingtaine, attire son regard. En apparence, elle s’amuse, elle rigole, elle boit en compagnie de ses amis… Ce n’est qu’une mascarade et Laïos l’a bien compris. Elle est complètement paumée et se complait dans cette vie de mensonges. Il a l’impression de se revoir sept ans en arrière, avec les artifices en moins. Elle doit très certainement enchaîner les mauvaises décisions et n’avoir aucune perspective d’avenir. Elle patauge, elle s’enfonce, elle s’engouffre un peu plus dans ce cercle vicieux dont elle n’arrive pas à s’extraire. Elle est vulnérable, les autres profitent de cette faiblesse pour venir lui soutirer de l’argent ou des faveurs. Il n’y a qu’à compter le nombre d’hommes qui la regardent avec des yeux affamés. Cependant, le pire est à venir puisqu’elle se fait entraîner par un homme dont il ne connaît que trop bien la réputation. Lui aussi à déceler la perdition de la brune, il est fort pour ça. Il sait d’avance ce qu’il va lui proposer, puisque son travail est de recruter des femmes pour le bordel de la ville. Une chance qu’il ne l’ait pas reconnu et qu’il soit venu discuter avec la demoiselle près de lui. Il n’intervient pas, peut-être qu’elle se débrouillera seule et qu’elle lui rira au nez après sa proposition. Sauf qu’elle est trop perdue, qu’elle a perdu tout espoir pour décliner la proposition. Elle est tétanisée, aucun son ne sort de sa bouche. Dans cet état, impossible de prendre une bonne décision. Il ne gagnerait rien à intervenir, elle serait même un fardeau. Il n'explique pas cet étrange intérêt qu'il lui porte. Peut-être parce qu'il se reconnaît en elle.

- Dégage Bruce.

Il n’a même pas eu besoin de se lever pour faire frémir cet homme imposant. Ils se connaissent bien pour s’être déjà battus à plusieurs reprises. Le marin a bien souvent l’avantage, malgré les muscles saillants de son adversaire. Son interlocuteur ne se fait pas prier, qu’il perde sa proie ou non, ça n’a pas grande importance. Par contre, provoquer une bagarre, prendre le risque de se faire virer de l'enseigne et ne ramener aucune recrue ce n’est pas bon pour le business. Lorsqu'ils ne sont plus que deux, il quitte sa chaise pour venir se planter devant la brune.

- Y a deux choix qui s’offrent à toi. Ou tu m’accompagnes pour découvrir une toute autre vie où tu vas en chier mais qui te donnera un goût de liberté. Ou tu continues de t’enfoncer un peu plus jusqu’à toucher le fond. Auquel cas, je rappelle le charmant monsieur qui t’accompagnait.

Il est dur dans ses propos, il ne veut pas la ménager. Il faut qu’elle comprenne d’elle-même qu’elle fout sa vie en l’air. Que ce qu’elle fait là ne mène à rien et que ce soir elle pourrait complètement gâcher son existence. Il lui faut un sacré électrochoc pour prendre conscience de la réalité de sa situation. Dans le déni total, la secouer est la seule solution. Il ne se montre pas compatissant, il ne montre aucune douceur ou gentillesse.

Son regard froid suit ses moindres mouvements, ses moindres réactions pour déterminer son état d’esprit. L’alcool et la drogue qu’elle a dans le sang ne l’aident pas à y voir clair. Il sent ses mains s’agripper à lui, illustrant parfaitement la situation. Il est une bouée de sauvetage venue la secourir avant qu’elle ne se noie. Il a fait fuir le requin avant qu’il ne la dévore. Elle ne prend véritablement conscience de ce danger qu’après son intervention. Elle est prête à le suivre pour lui échapper, alors qu’elle ne connait pas ses véritables intentions. Il pourrait être un prédateur, faire semblant de la secourir pour ensuite profiter d’elle. Trop paumée pour être sur ses gardes et se méfier de lui. Son angoisse se ressent dans l’ensemble de la pièce, elle comprend qu’elle vient d’échapper de peu à une vie de maltraitance. Elle n’aurait obtenu ni le respect des clients, ni celui de ses supérieurs. Elle n’aurait été que l’ombre d’elle-même. Une multitude de regards curieux sont bientôt tournés vers eux, voulant profiter de ce malheureux spectacle. C’est fou comme l’homme est attiré par les déboires des autres. Ses yeux les fusillent un par un. Commençant lui-même à se sentir à l’étroit, il n’est bientôt plus possible de rester ici.

- Viens

Il la soutient en entourant ses épaules de son bras droit. Ils marchent jusqu’à la sortie pour pouvoir sentir le vent frais fouetter leurs visages et bénéficier du calme de la nuit. Il s’écarte pour qu’elle puisse reprendre son souffle, ce dont elle a besoin dans l’immédiat. Il en profite pour allumer une clope. Mauvaise habitude qu’il a depuis le lycée, il est impossible pour lui de s’en débarrasser. Son compte en banque peut en témoigner, sa consommation lui coutant cher. Il la porte à sa bouche pour laisser cette fumée toxique l’envahir. Cette même fumée qui aura un jour sa peau. Il l’observe tentant de savoir si elle est véritablement prête à tout laisser tomber. S’il existe une possibilité qu’elle se défile au dernier moment car l’idée est finalement trop terrifiante. Lui laissant le temps de reprendre ses esprits, il lui lance finalement au bout de quelques minutes :

- T’aimes bien la mer ?

Ce n’est que maintenant qu’il répond à sa question. Il reste évasif, la laissant cogiter sur la signification de sa phrase. Il ne veut pas toute de suite lui dire où il l’emmène et ce qu’elle devra faire. Ses affinités avec la mer et les océans, peuvent être déterminantes pour la suite. Après tout, elle n’est peut-être pas faite pour être une pirate. C’est une vie éprouvante mais qui offre tellement de perspectives. Et puis, si elle ne sait pas nager cela peut vite devenir un problème. En apparence, il est difficile de l’imaginer sur le pont d’un bateau. Maquillée, apprêtée jusqu’au bout des ongles, coiffée à la perfection… Une petite bourgeoise qui récure la coque d’un bateau ça ne court pas les rues. Malgré ces évidences, il est persuadé qu’elle arrivera à se fondre parfaitement dans l’équipage. C’est un feeling qu’il ne peut pas expliquer. L’adaptation sera difficile, le sevrage encore plus, mais au plus profond de son être, elle est capable de passer ce cap.